Février 2022

Souvenir

 Quand Guerlain achetait sa concrète de jasmin à Berkane (Maroc)

Dans un numéro récent du Point, le journaliste Marc Leplongeon écrivait "Chez les Guerlain, un parfum de désordre" concernant le conflit opposant Stéphane Guerlain, fils de Jean-Paul, 85 ans, le célèbre parfumeur atteint, aujourd'hui, de la maladie d'Alzheimer, à  la compagne de son père Christine Kragh Michelsen, franco-danoise de 63 ans, au sujet d'un éventuel mariage entre le parfumeur et sa compagne.

D'après les médecins de Jean-Paul Guerlain, ceux-ci constatent une véritable désertification de la vie psychique, intellectuelle et affective ... de ce dernier. Il ne se rend plus compte de rien ... il confond tout, les dates, les événements, etc.

Le procédures judiciaires se suivent depuis 2010. Christine demande à huit reprises un changement de tuteur (aujourd'hui Stéphane) sans jamais l'obtenir. D'autres procédures sont en cours, Stéphane Guerlain dans la peau d'un prévenu pour injure, harcèlement et menaces de mort à l'encontre de Christine. Le film est encore loin d'être terminé.

Mais qui était Jean-Paul Guerlain ? Et que venait-il faire chaque année à Berkane, au Maroc ?

A l'origine, Jean-Paul Guerlain voulait devenir professeur de lettres mais il se tourne finalement vers la parfumerie. Formé au métier de "nez" auprès de son grand-père Jacques Guerlain, il ne tarde pas à devenir expert de la "guerlinade" et rejoint en 1955 l'entreprise familiale. Par la suite, il succède à son grand-père à la tête de l'entreprise.

Capable de reconnaître trois mille nuances olfactives, il fut durant un demi-siècle le créateur de parfums célèbres, certains de renommée internationale : Vétiver (1959), Chamade (1964), Eau de Guerlain (1974), Nahema (1979), etc., etc.

De 1973 à 1980, je suis chef du bureau de pédologie à l'Office régional de mise en valeur de la Basse-Moulouya, office chargé d'équiper 70 000 hectares pour l'irrigation et dont les bureaux sont installés à Berkane (à 30 km de l'Algérie et 30 km des plages méditerranéennes).

A quelques kilomètres de Berkane, jouxtant la station expérimentale de Slimania , se trouve une grande propriété royale la Ferme des Arômes, de plusieurs dizaines d'hectares cultivés pour la production de plantes à parfum. Si la terre appartient au Roi, l'exploitation est gérée par une société privée marocaine, dirigée par un Français ; cette société gère au Maroc plusieurs exploitations du domaine royal. A Berkane, le chef d'exploitation est également un Français, Pierre Lapin marié à une Marocaine.

La particularité de la Ferme des Arômes est la culture du jasmin, un arbuste d'environ 1,50 m qui peut être considéré comme la plante reine de la parfumerie. Il s'agit ici, de la plus grande superficie au monde, d'un seul tenant, de jasmin, soit environ 40 hectares, irrigués par la méthode gravitaire et équipée d'un éclairage au néon pour permettre la cueillette de nuit. Si la Chine est déjà, à cette époque, le principal producteur mondial de jasmin (en particulier pour aromatiser le thé), sa production ne concurrence pas encore celle du Bassin méditerranéen. Dans les années 70, le principal concurrent du Maroc est l'Egypte avec une superficie totale qui dépasse les 100 hectares mais répartis chez de très nombreux petits cultivateurs.

Dans cette ferme, par ordre d'importance, après la culture du jasmin vient celle du géranium rosat (Pelargonium graveolens de la famille Geraniaceae) pour la production d'huile essentielle. Le géranium est cultivé dans toutes les exploitations de la société, et la principale concurrence vient de l'Île de la Réunion. A ces deux cultures à parfum principales, il faut ajouter la violette, la rose et le bigaradier.

Quel va être mon rôle par rapport à cette société privée localisée dans ma zone d'intervention ? Sachant que je suis mis par mon gouvernement à la disposition de l'administration marocaine pour m'occuper des études concernant les zones irriguées sans spécifier si oui ou non je peux intervenir pour une société privée en particulier. Lorsque M. Dubacq, directeur de cette société (... très proche du Palais royal) demande à mon directeur El Alami mon intervention à la Ferme des Arômes, celui-ci peut difficilement s'y opposer ! Ce qui va me permettre de faire plusieurs expérimentations agro-pédologiques intéressantes concernant les sols irrigués, avec des moyens et une collaboration que je n'aurais probablement pas eus ailleurs.

En 1974, la principale préoccupation de la Ferme des Arômes est la salinisation des sols. Dans les parcelles de cette exploitation soumises à l'irrigation depuis 1967, la majorité des cultures sont réalisées et irriguées seulement durant l'été. Ces cultures nécessitent d'importantes irrigations durant la période chaude (évapotranspiration importante et accumulation de sels) et peu ou non durant l'hiver. Le résultat de ce système cultural aboutit à une salinisation des sols. Cela est d'autant plus inquiétant que depuis 1974, la Ferme des Arômes s'est équipée d'un tunnel de congélation pour produire des légumes surgelés (poireaux, artichauts, haricots verts ainsi que des framboises), ceci dans un but de diversification. Toutes ces cultures sont sensibles aux sels. Et en mai 1975, après trois mois de culture, en raison d'une telle salinité de surface, on a failli perdre 40 hectares de poireaux. Il fallait donc envisager rapidement une désalinisation des sols.

J'organisais donc un chantier de dessalage qui fut une réussite. Après vinrent des conseils de travail du sol pour la production de plants de pomme de terre, de haricots verts et d'artichauts avec des comparaisons entre les rendements à la Ferme des Arômes  et chez les autres producteur de la plaine des Triffa.

Parlons maintenant de la culture du jasmin. C'est un arbuste de la famille des Oléacées à port souple pouvant atteindre trois mètres de haut, mais pour une facilité de cueillette, on le maintient, par une taille légère, vers 1,5-1,8 mètre. C'est une plante des régions tropicales et subtropicales qui aime les sols frais et profonds et qui craint la salinité. La cueillette manuelle des fleurs s'effectue à pleine maturité ; au Maroc, elle se situe fin d'hiver-début du printemps.

Imaginez 40 hectares à récolter à la main en l'espace de deux à trois semaines, voire en moins de temps si possible. La cueillette doit se faire normalement juste avant l'aube et les fleurs doivent être traitées le plus rapidement possible. Et le client est très exigeant sur la qualité de la concrète, celle-ci dépendant du moment de la cueillette, nuit ou tôt le matin. Parlons d'abord de la concrète puis ensuite du client. La concrète est la cire parfum solide obtenue après distillation des fleurs à l'éthanol. Imaginez des cuves en inox de 2 mètres de diamètre et de 3 ou 4 mètres de haut dans lesquelles la récolte des fleurs va être traitée. Les fleurs de jasmin étant très fragiles, on va séparer les corps odorants du solvant pour obtenir un parfum solide, la concrète, c'est ce produit qui sera vendue au parfumeur. C'est une opération très délicate à cause des vapeurs d'éthanol. Tous les équipements sont installés dans un hangar ouvert pour éviter les concentrations de vapeur, avec interdiction de fumer ou d'allumer une allumette dans un rayon de 100 mètres.

La concrète se vend plus cher que l'or et pour en obtenir un kilo, il faut environ 7 millions de fleurs ! On fait aussi une différence entre la concrète obtenue à partir des fleurs récoltées la nuit et celle des fleurs récoltées la matinée. Au moment de la cueillette, c'était environ cent à deux cents Marocaines qui sont embauchées à la journée (ou pour la nuit).

La parcelle de 40 hectares de jasmin était équipée d'un éclairage au néon, vous comprenez maintenant pourquoi. Vers 8-9 heures du soir, ce sont des dizaines et des dizaines de Marocaines qui cueillent dans un grand panier en osier les fleurs de jasmin durant toute la nuit jusque vers 6 heures du matin. Une très bonne cueilleuse cueillait 10 kg par nuit, 8 kg pour une cueilleuse moyenne et elles étaient payées ... (en 1975) l'équivalent d'un franc français le kilo ! Autant dire une misère. Mais comme c'était un travail de nuit, elles avaient chacune droit le matin ... à un pain au chocolat, alors que celles des équipes de la matinée n'avaient pas droit à cette "gratification en nature" ! Quand je me remémore ces femmes, parfois avec un enfant dans le dos, mais aussi souvent avec un dans le ventre, qui coupaient sans arrêt des milliers de fleurs nécessaires pour faire un kilo de concrète et qui ne recevaient à la fin de ce travail harassant qu'un maigre salaire alors que l'illustre client nous "arrosait" lors de ses "généreuses visites", je me demande comment j'ai pu participer sans état d'âme aux soirées festives qu'organisait Monsieur Jean-Paul Guerlain !

Buisson de jasmin en fleurs

Cueillette du jasmin de nuit.

Paniers de fleurs de jasmin avant la pesée.

Oui, l'unique client de la concrète produite à Berkane était le parfumeur Jean-Paul Guerlain.  Lorsqu'il venait à Berkane pour une petite semaine, afin d'assister à la cueillette de "son jasmin", il arrivait toujours avec une ou deux malles de "produits français", à savoir champagne, vins fins, jambon sec, foie gras et j'en passe et comme je faisais partie des "experts" auprès de cette "institution", j'étais ipso-facto invité aux soirées de "ripailles guerlinoises", on ne s'enm..... pas alors que les pauvres Marocaines trimaient pour quelques dirhams sous l'oeil condescendant de Monsieur Guerlain !

Jean-Paul Guerlain, à Berkane en 1976

.Jean-Paul Guerlain était également cavalier d'envergure internationale de dressage. Il avait participé plusieurs fois au championnat de France de dressage ainsi qu'aux championnats du monde. Il nous expliquait que dans le grand manège couvert  de sa propriété aux Mesnuls dans les Yvelines, tous les murs étaient couverts de miroirs afin de suivre tous les mouvements du cheval en condition de monte ... !

C'était au temps de sa splendeur, de son aura internationale. Il y a bientôt 50 ans de cela.

Un dernier mot sur l'autre plante à parfum qui couvrait également plusieurs hectares, à savoir le géranium (géranium rosat). Celui-ci était cultivé pour la production d'huiles essentielles et la récolte s'effectue durant la floraison. On distille alors les feuilles et parties vertes à la vapeur d'eau en provoquant l'éclatement des cellules qui libèrent les corps odorants. Une distillation sans danger important comparativement à celle du jasmin. Si les huiles essentielles du géranium sont la base de très nombreux parfums, il faut aussi rappeler qu'on leur confère également des propriétés antispasmodiques, antiinflammatoires, astringentes et antimoustique.

Aujourd'hui, la Ferme des Arômes n'existe plus, la société a été dissoute vers les années 1990. L'exploitation a été reprise par la SICOR, entreprise publique qui produisait principalement des haricots surgelés mais suite à une mauvaise gestion, celle-ci a fait faillite. Actuellement les terres sont exploitées par une coopérative produisant principalement de la pomme de terre.

Bibliographie

Leplongeon M., 2022  - "Chez les Guerlain, un parfum de discorde", Le Point, 2579,44-47.

Mathieu C., 1977 - "Expérience de dessalage sur un sol argileux de la plaine des Triffa", ORMVAM, 7 p., 2 photos, 1 diagr., Berkane.

Mathieu C., 1987 - "Influence du travail du sol sur la structure et les rendements en condition d'irrigation au Maroc oriental", Pédologie, XXXVII, I, 21-41, Gand.

Mathieu C., 2016 - "Mes chemins d'Afrique, carnet d'un agronome", Dacres éditions, Paris.

Wikipédia 2022 -  "Jean-Paul Guerlain", 3 pages.




Commentaires

  1. grandeurs et décadence ! Mais alors d'où vient le jasmin aujourd'hui et le géranium ? la consommation d'huiles essentielles, dont je suis, augmente. Qui sont les producteurs des différentes plantes? La culture est elle au minimum raisonnée ?
    Jean François NYS

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